Encore un cas d'école de désinformation amplifié par le biais des "réseaux sociaux", ici Facebook.
Un message, en l'occurrence une vidéo, a été placé sur le "mur" d'Alternatives Economiques par un certain Vincent Vauclin. Il s'agit d'une vidéo, titrée "L'union européenne: une dérive totalitaire". Je veux croire qu'Alternatives Economiques (la revue) n'y est pour rien. Une mise au point de sa part sur ce cas grave de parasitisme serait toutefois bienvenue.
Certes, je respecte les opinions diverses, et je peux comprendre que l'on puisse craindre une dérive vers le totalitarisme de n'importe quelle structure nationale ou supranationale. Y compris l'Union européenne. Toutefois, avant de hurler au loup, il me semble utile de vérifier sur la base de quels arguments une telle crainte - ici, une thèse extrêmement violente et sans recours - est justifiée.
Sans rentrer dans le détail de chacune des graves accusations soutenues par la théorie de Vincent Vauclin (par ailleurs fondateur et président d'un autoproclamé "Mouvement Agir pour l'Avenir"), dont certaines peuvent certainement faire l'objet de discussion, je voudrais simplement en relever une qui, à elle seule, compte tenu des méthodes employées, disqualifie tout le reste. Parce qu'il est grave de laisser passer de tels mensonges.
Venons-en donc aux faits. Une page titrée "3. La privation des libertés" (carrément !) - qui s'affiche à 1:02 dans le montage vidéo - comporte ceci (c'est moi qui ai mis en gras) :
"L'Union européenne, qui se montre volontiers à la pointe de la défense des droits de l'Homme, s'avère cacher sa véritable nature. On peut trouver dans le Traité de Lisbonne :
La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection."
On notera que "la véritable nature" que cache l'Union européenne n'est aucunement qualifiée : elle est censée apparaitre au vu de la phrase apparemment législative qui suit, sortie de son contexte, mais dont une lecture rapide pourrait suggérer qu'elle prévoit un usage relativement banal de la peine de mort.
Bien évidemment, aucune référence à l'article du traité où figureraient ces termes. Et pour cause...
On retrouve aussi cette "citation" dans le blog du même Vincent Vauclin, dans une note du 18 mai 2010 titrée "L'Europe totalitaire", sous la rubrique suivante (c'est moi qui ai mis en gras) :
"- Un appareil policier recourant à la terreur : Comme
mentionné dans le point précédent, la terreur est aujourd'hui davantage
axée sur l'exclusion et la marginalisation des insoumis au modèle
dominant. La police est aujourd'hui médiatique. Ce qui n'empêche pas
bien entendu le Traité de Lisbonne de mentionner discrètement :
"La mort n'est pas considérée comme infligée en violation
de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force
rendu absolument nécessaire:
a) pour assurer la défense de toute
personne contre la violence illégale;
b) pour effectuer une
arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne
régulièrement détenue;
c) pour réprimer, conformément à la
loi, une émeute ou une insurrection."
Oui effectivement, ça ressemble quand même au rétablissement de la peine de mort, l'Union Européenne prend ses précautions. Au cas où."
J'ai reproduit ce dernier paragraphe, parce qu'il énonce clairement
ce que l'auteur voudrait que l'on croie en lisant la "citation" prétendument extraite du Traité de Lisbonne.
Mais les phrases ainsi citées ne figurent pas dans le Traité de Lisbonne !
Pour le vérifier, il suffit de se reporter au texte intégral dudit traité (à télécharger depuis le site institutionnel), et d'utiliser une bête fonction de recherche de termes : ni le mot "mort", ni le mot "insurrection", par exemple, ne figurent dans les 274 pages du Journal officiel qui publie le texte officiel du Traité de Lisbonne !
J'avoue avoir encore eu un doute - une recherche informatique peut être mal paramétrée, mal interprétée, .. - et j'ai testé d'autres termes forcément présents, tels que "Traité", ou "Article" : ils apparaissent, eux, des centaines de fois...
J'ai même relu entièrement (mais rapidement, il s'agissait d'une recherche visuelle du paragraphe cité) la version papier consolidée des deux traités fondamentaux [Traité sur l'union européenne (TUE), et Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)], intégrant les
modifications introduites par le traité de Lisbonne. Les paragraphes cités par V.Vauclin n'existent pas.
En revanche, qu'est-il RÉELLEMENT écrit, à ce sujet, dans le Traité de Lisbonne ?On se souvient que le traité de Lisbonne modifie les Traités existants. Son article 1er, point 8), vient ainsi remplacer l'article 6 du Traité sur l'Union Européenne, qui, dans sa nouvelle rédaction (1) prévoit que :
- l'Union reconnait la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (2), et lui reconnait la même valeur juridique qu'aux traités ; et cette Charte comporte notamment un article 62 titré "Droit à la vie" et rédigé ainsi :
"1. Toute personne a droit à la vie.
2. Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté."
- l'Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (3), et ces droits font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux. Rappelons que la CEDH a été signée par les États membres du Conseil de l'Europe (bien plus large que l'Union européenne, puisque le Conseil de l'Europe compte 47 États membres). Et l'article 2 "Droit à la vie" de cette Convention dispose que :
"1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n'est pas pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection."
Et voilà donc l'origine de la citation attribuée par V.Vauclin au traité de Lisbonne : il s'agit en fait de l'article 2, paragraphe 2, de la CEDH, datant de 1950 !
Mais, et il est indispensable de le rappeler, les États membres du Conseil de l'Europe ont, ultérieurement, signé quatorze protocoles à cette Convention, dont :
- le protocole n° 6 concernant l'abolition de la peine de mort (4), et dont l'article 1 est rédigé :
"La peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté."
Toutefois, ce protocole n° 6 incluait encore un article 2 autorisant un État à prévoir dans sa législation la peine de mort en temps de guerre.
- le protocole n° 13 relatif à l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances (5), qui reproduit le même article 1 que celui du protocole n° 6, et qui supprime son article 2, c'est-à-dire la disposition relative à la peine de mort en temps de guerre.
Dès lors, essayer de faire croire que le traité de Lisbonne prépare la réintroduction de la peine de mort, en lui attribuant le texte de dispositions.... adoptées en 1950 par le Conseil de l'Europe (Convention européenne des droits de l'homme), et dont un protocole entré en vigueur en 2003 abolit la peine de mort en toutes circonstances, est un mensonge sordide témoignant d'une sinistre volonté de nuire.
Malheureusement, comme la rédaction fatalement laborieuse de la présente note en témoigne, il est bien plus simple d'asséner des affirmations à sensation, fausses, mais qui confortent des sentiments de révolte répandus et qui s'adressent à des personnes fréquemment fragilisées et prêtes à être convaincues, que d'en démontrer la fausseté.
__________
(1) L'article 6 du TUE, tel que remplacé par le traité de Lisbonne, est rédigé comme suit:
1. L'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu'adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités.
Les dispositions de la Charte n'étendent en aucune manière les compétences de l'Union telles que définies dans les traités.
Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l'interprétation et l'application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions.
2. L'Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans les traités.
3. Les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux."
(2) La charte des droits fondamentaux de l'Union européenne a été signée et proclamée par les présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission lors du Conseil européen de Nice le 7.XII.2000. Elle constituait le titre II du Traité établissant une Constitution pour l'Europe, qui n'a pas été ratifié par tous les États membres. Le traité de Lisbonne lui donne à présent une valeur contraignante (avec d'importantes restrictions concédées au Royaume-Uni, à la Pologne et à la République tchèque).
(3) La Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales a été signée à Rome, le 4.XI.1950. Elle est entrée en vigueur le 3.IX.1953 (la France l'a ratifiée le 3.V.1974 et elle est entrée en vigueur à cette date).
(4) Le protocole n° 6 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, concernant l'abolition de la peine de mort, a été signé à Strasbourg, le 28.IV.1983. Il est entré en vigueur le 1.III.1985 (la France l'a ratifié le 17.II.1986 et il est entré en vigueur le 1.III.1986).
(5) Le protocole n° 13 à la Convention de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales, relatif à l'abolition de la
peine de mort en toutes circonstances, a été signé à Vilnius, le 3.V.2002. Il est entré en vigueur le 1.VII.2003 (la France l'a ratifié le 10.X.2007 et il est
entré en vigueur le 1.II.2008).
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